Michele Frangilli: archer hérétique ou modèle de réussite?

L’extraordinaire histoire de Michele Frangilli au sein de l’élite du tir à l’arc, qui a commencé en 1986 alors qu’il n’avait que 10 ans, est toujours en cours.

En plus de deux décennies, il a remporté un grand nombre de titres mondiaux, européens et olympiques chez les juniors et les seniors, et est passé tout près de posséder toutes les grandes couronnes du sport.

C’est le seul archer classique à être devenu champion du monde dans les trois disciplines: en salle, en extérieur et en tir en campagne. (Exploit encore plus improbable maintenant que les championnats en salle ont été supprimés).

Pour un observateur extérieur, la chose la plus ’singulière’ oncernant Frangilli est sa technique, qui semble défier la philosophie habituelle du tir à l’arc empreinte de simplicité et d’élégance. Développée par Michele et son père et entraîneur Vittorio dans les années 1990, elle est connue sous le nom de ‘technique hérétique’ et conçue pour donner un contrôle total sur le cycle de tir

Mais la carrière de Frangilli ne peut pas être définie par sa seule technique.

Elle se caractérise par ses victoires. De 1999 à 2003, il a été l’une des figures marquantes dusport, et cette période a culminé avec son titre mondial individuel à New York.

Durant ces années, il a écrasé de sa domination le circuit des Grand Prix européens (précurseur de la Coupe du Monde de tir à l’arc), remportant même les trois étapes en 2000 et, en battant successivement les trois membres de l’équipe masculine coréenne présents lors de la dernière.

Entre 2001 et 2002, il a battu trois records du monde en salle, et celui à 25 mètres résiste toujours. Il a également remporté les championnats du monde en campagne en 2000, 2002 et 2006, ainsi que d’innombrables autres titres sur les scènes mondiale et continentale.

Les qualités de champion de Michele étaient incontestables. Elles ont particulièrement été mises en évidence lors de son match pour la médaille d’or à Nîmes en 2002 face au Coréen Chung Jae-Hun.

C’était un duel serré avec deux excellents archers en grande forme.

L’archer coréen a alors tiré une flèche en dehors du temps imparti après avoir mal compris le chronomètre. Le match aurait dû se terminer là, mais Michele est allé contre la décision de l’arbitre pour accepter la flèche de son adversaire et lui laisser la victoire.

Il y est devenu un héros pour le public sur place, et à chaque fois qu’il revient à Nîmes depuis.

Et il revient, année après année, dans les grandes compétitions comme les Indoor Archery World Series stage dans le sud de la France, et au sein d’une équipe nationale italienne, qui semble toujours tiraillée entre nouveaux talents prometteurs et vétérans expérimentés grisonnants.

Frangilli n’est sans doute plus à son apogée. Il est conscient d’être dans la dernière moitié de sa carrière. Il sait quel est son niveau aujourd’hui et combien il a été grand autrefois.

“Je me considérais comme invincible, et tout était si facile,” dit-il. “Tirer un 1350 FITA ou un 300 indoor à tout moment n’avait rien de spécial. Malheureusement, à partir de 2004, j’ai commencé à avoir quelques problèmes de blessures, et cet âge d’or a pris fin.” 

L’ère de sa domination s’est jouée au tournant du millénaire. Mais sans doute son moment le plus marquant dans le tir à l’arc ne s’est produit que beaucoup plus tard.

Aux Jeux Olympiques de Londres 2012, une équipe italienne relativement modeste avait atteint la finale masculine face à une très solide équipe américaine tombeuse de la Corée en demi-finale.

Et c’est Frangilli qui se retrouvera alors avec la dernière flèche du match, sous la pression du chronomètre et dans une situation où seul un 10 ferait l’affaire.

“Je me souviens de toute la séquence de ce dernier tir comme si c’était aujourd’hui... J’étais conscient de tout, j’ai entendu le bruit. J’étais surtout concentré sur le fait de ne pas faire d’erreur,” se remémore-t-il.

Bien sûr, la flèche a atteint sa cible et l’équipe italienne est devenue championne olympique. Mais ce 10 de Londres fut le résultat inévitable de décennies de concentration obsessionnelle sur la maîtrise d’une exécution parfaite et séquentielle.

C’était, en un sens, tout à fait attendu.

“Elle est allée là où elle devait aller,” dit-il en haussant les épaules. Mais pour Michele, cette flèche qui allait - pour le meilleur ou pour le pire - définir sa carrière ne reste pas comme son meilleur moment de ces Jeux.

“Les gens se souviennent de ma dernière flèche [à Londres 2012], mais personne ne se souvient de ma dernière flèche en demi-finale, également un 10, où la pression était encore plus forte!” 

Sa philosophie essentielle a toujours été cohérente: maîtriser la séquence du cycle de tir, indépendamment des pressions extérieures. C’est ce qui sépare les gagnants des perdants.

“Pour moi, le gagnant est celui qui est capable de contrôler sa séquence à tout moment, dans toutes les conditions météorologiques et avec n’importe quel type de pression sur les épaules. Ceux qui ne contrôlent pas entièrement leur séquence ne contrôlent pas leurs émotions. Ils ne peuvent être gagnants qu’occasionnellement,” explique-t-il.

“Quand je vois un autre archer tirer, il me suffit de quelques minutes pour savoir s’il deviendra un champion. Car si un archer ne montre pas clairement qu’il domine sa propre technique, il ne sera jamais spécial.”

Dès le début, Michele et Vittorio ont remis en question les idées reçues. Ils n’ont pas eu peur d’emprunter des chemins difficiles à la recherche de la perfection.

Malgré l’adoption quasi universelle des flèches Easton X10 au sein des archers de l’élite, surtout dans les années 1990 et 2000, Frangilli les a rarement utilisées. Il est resté fidèle aux Easton ACE pendant la plus grande partie de sa carrière car, après de nombreux tests, il a décidé qu’elles fonctionnaient mieux.

Il tire toujours ce matériel aujourd'hui, et utilise une pointe qu'Easton ne produit plus depuis plus de 15 ans. Ce n'est qu'un des nombreux petits détails techniques, comme par exemple une palette extrêmement modifiée, qu'il a passé des décennies à peaufiner.

Cette ’technique hérétique’ particulière est décrite en détail dans le livre, The Heretic Archer, écrit par Michele et Vittorio.

Développée à partir de ses origines russes dans les années 1970, elle consiste à accrocher le pouce derrière le muscle sternocléidomastoïdien du cou. Si cette technique est moins courante (mais pas inconnue) chez les archers qui suivent la technique biomécanique moderne, elle était autrefois beaucoup plus répandue parmi l’élite.

Des archers de top niveau comme Viktor Ruban, Brady Ellison et Oh Jin Hyek utilisent tous des variations de l’approche dans leur tir.

“Il ne s’agit pas de mettre le pouce derrière la nuque,” explique Vittorio. “La technique consiste à savoir comment atteindre l’ancrage et le contrôler de la meilleure façon possible.”  

La technique hérétique étend le cycle de tir à une série de 11 étapes discrètes qui créent un alignement et un ancrage parfaits à chaque fois.

“Il est certain que vous pouvez gagner ou perdre à chacune des étapes,” dixit Frangilli. “Ma technique est difficile à apprendre et à mettre en pratique, c’est pourquoi elle n’est pas beaucoup imitée et n’est pas considérée comme ’normale’ par les spécialistes du tir à l’arc.

Ce livre, parallèlement aux pratiques de Vittorio en matière d’entraînement, a permis de diffuser l’ADN de la technique hérétique dans le monde entier, et on en trouve maintenant des éléments dans l’entraînement de nombreuses équipes nationales, même si ce n’est pas courant dans l’Italie natale de la famille Frangilli.

(Vittorio raconte qu’on lui a dit un jour que la technique de Michele ne lui permettrait jamais d’intégrer l’équipe italienne, sans parler du succès international qu’il a connu).

“Beaucoup d’autres archers suivent consciemment ou inconsciemment de nombreuses parties de ma technique. Bien souvent, ils ne le savent pas, mais ils le font.”

Une autre variante de la norme consiste à pousser le bras avant pour l’étendre et passer le clicker, plutôt que la technique d’expansion push-pull employée par la plupart des archers classiques. C’est beaucoup plus difficile à réaliser, mais selon Michele et Vittorio, la main de corde produit plus d’erreurs que la main d’arc. Ils se sont donc efforcés de minimiser son rôle au moment de l’exécution.

Michele tient à souligner que la technique n’est en fait qu’une partie de l’ensemble:

“La réussite en tir à l’arc est le fruit du talent, d’un dévouement total, d’un encadrement optimal, d’une technique optimisée et de matériaux parfaits. Il est certain que ma technique a joué un grand rôle dans mes succès, mais il est difficile d’en mesurer l’impact avec exactitude parmi les autres composantes.”

La structure qui permet à Frangilli d’être compétitif dans la deuxième partie de sa carrière a son importance. En 2006, il est devenu membre de l’armée de l’air italienne, ce qui lui permet de continuer à s’entraîner à plein temps en tant qu’archer.

Plusieurs autres nations ont des programmes similaires, qui consistent essentiellement à confier le sport olympique d’élite à l’armée ou à la police fédérale, et les autres médaillés d’or olympiques italiens, Marco Galiazzo et Mauro Nespoli,  sont également dans l’armée de l’air.

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Frangilli se montre franc sur ce sujet de l’engagement.

“Le tir à l’arc, c’est mon métier. Je suis dans l’armée de l’air, mais en tant qu’archer à plein temps,” explique-t-il. “C’est mon travail de continuer à gagner des médailles pour l’Italie.”

Michele est l’un des rares archers de l’élite qui, tout au long de sa carrière, a accordé la même importance aux disciplines non olympiques. Il considère le tir à l’arc en campagne comme un élément essentiel dans le processus de développement d’un archer complet et dans l’apprentissage du contrôle d’un tir.

“Le tir en campagne est l’université du tir à l’arc. Je pratique le tir en campagne depuis l’âge de 10 ans, et j’ai toujours aimé cette discipline,” dit-il. “La progression vers le contrôle total du tir dans n’importe quelle situation nécessite un entraînement dans toutes les conditions de tir possibles. Cela ne peut se faire que lors de compétitions en campagne.”

“Ce que vous pouvez apprendre sur un parcours de tir en campagne très difficile et exigeant ne peut pas être simulé par des centaines de jours d’entraînement dans la même position et sur la même cible à distance fixe. Bien sûr, l’épreuve FITA à quatre distances était aussi un bon entraînement à cet égard, mais pas aussi bon que le tir campagne.”

Michele a remporté trois titres mondiaux en campagne et une édition des Jeux Mondiaux, mais a cessé de concourir dans cette discipline en 2011 pour des raisons de santé.

“Cela reste dans mon cœur comme la discipline la plus difficile (et la plus agréable) du tir à l’arc,” déclare-t-il.

Comparaison peut être faite entre l’approche et les résultats de Frangilli et ceux d’un autre archer classique contemporain.

“Ces dernières années et aujourd’hui, je ne vois que Brady Ellison comme archer le plus complet qui existe et celui qui répète mes années dorées, pas seulement en tir à l’arc sur cible, mais aussi en campagne et en salle,” dixit Michele.

“Il n’y en a pas d’autres comme cela. Certains sont très bons dans quelque chose, mais pas dans tout comme lui et moi.”

Après plus de trois décennies dans le sport, seuls deux titres majeurs échappent encore à l’archer italien. Il n’a jamais remporté le titre européen en salle, ni l’or individuel aux Jeux Olympiques. Michele n’a pas abandonné l’espoir de remporter les deux avant de mettre un terme à sa carrière.

Non sélectionné dans une équipe italienne frustrée de son voyage à Rio en 2016, Frangilli a Tokyo dans le viseur pour ses cinquièmes Jeux Olympiques.

“L’année dernière, en juillet, j’ai subi une opération à mon épaule d’arc qui a partiellement résolu certains des problèmes que j’avais depuis 2011,” explique-t-il. “Si les Jeux Olympiques avaient eu lieu en 2020, il aurait été difficile d’imaginer  m’y qualifier, mais franchement, le confinement et le report à 2021 m’ont rendu service.”

La carrière de Michele est une leçon de dévouement sans faille. C’est une ode à l’ignorance de la sagesse conventionnelle. Et elle prouve que le tir à l’arc ne se résume pas à avoir ce que l’on pourrait appeler une technique ’parfaite’.

Le tir à l’arc est une question de constance, d’engagement et de contrôle du corps et de l’esprit, afin de s’assurer de livrer la bonne flèche au bon moment...

...et tirer un 10 quand vous, votre équipe et votre pays en ont le plus besoin.

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